Vue d’exposition, Fritz Bornstück. Sleepwalking, Galerie Maïa Muller – 2024
The white trash boys listen to their headphones
Blasting white noise in the convenience store parking lot
I hung around there wasting my time
Hoping you’ll stop by…
Modest Mouse – Sleepwalking (1999)
Les peintures de Fritz Bornstück nous invitent à une marche solitaire dans une ville endormie ou bien confinée. L’artiste travaille la notion de dorveille, un mot français datant du XVIIème siècle pour désigner un état d’assoupissement, de demi sommeil ou demi éveil. Une pratique située entre deux phases de sommeil qui a disparu au fil du temps. La dorveille favorise un état propice à la rêverie, à la méditation, à une introspection existentielle et mémorielle. En ce sens, l’exposition intitulée Sleepwalking (littéralement “somnambulisme”) nous plonge dans un état de demi-conscience, dans un entre deux inconfortable : entre l’éveil et le sommeil, entre chien et loup, entre la ville et la jungle, entre l’extérieur et l’intérieur. Les scènes peintes par Fritz Bornstück peuvent être envisagées comme les expériences visuelles et sensorielles d’un.e somnambule, ou bien d’une personne traversant une dorveille avant de se rendormir. Nous marchons ainsi en compagnie d’un protagoniste invisible au fil des rues de Berlin, des friches, des chantiers et autres tiers-lieux ou non-lieux de la ville.
A partir d’objets précaires, de débris de matériaux et de déchets, Fritz Bornstück fabrique un portrait d’une société où les humain.es sont absent.es. ielles sont parti.es laissant derrière elleux les traces de leurs quotidiens : un mégot, une canette, une chaise Ikea, une radio, un tablier, un réveil matin. Des objets identifiables que l’artiste choisit avec soin. Leur présence génère des échos et stimule nos mémoires. Fritz Bornstück travaille la dimension sensible d’une plateforme mémorielle collective par laquelle les projections personnelles peuvent advenir. Alors, les objets sont les principaux protagonistes des peintures : une bougie d’anniversaire plantée dans le pain d’un burger, la tour d’un ordinateur, un seau en métal, un jukebox en bois, une montre. Si la figure humaine est absente dans sa représentation physique, les combinaisons d’objets (entiers et fragmentés) forment des portraits humains. Les objets et les animaux personnifient l’humanité. Nous rencontrons un rat qui, près d’un feu, grille un chamallow. L’artiste peint aussi des navets dotés de visages aux expressions menaçantes. L’un d’entre eux fume une cigarette. Fritz Bornstück se joue ainsi des couches du réel en alternant science-fiction, onirisme et réalités sociales.
Dans une ambiance de squat nocturne, l’artiste crée des junk spaces où gisent les artefacts de nos existences passées et présentes. Le béton y rencontre la végétation, tandis que les animaux peuplent les tas d’ordures. Il ne s’agit en aucun cas de nature morte dystopique car comme le souligne l’artiste : la vie y est omniprésente. L’artiste précise que “l’absence humaine donne de la place aux choses et aux êtres non humains”. Des araignées à la chouette en passant les mésanges, l’escargot ou le lièvre, la vie animale se déploie au gré des scènes. De même les arbres et les saxifrages coévoluent avec les ruines humaines pour former un paysage commun. Une perspective vivante que l’artiste manifeste aussi par sa manière de peindre : rapidement, en laissant les traces de ses différents passages sur la toile, des passages brutaux qui forment des couches, des aspérités et des textures. “Ma peinture n’est pas plate, elle n’est pas une image sans épaisseur.” S’il peint rapidement, Fritz Bornstück parle d’un temps long de fermentation pendant lequel il revient plusieurs fois sur son travail. La densité des gestes et de la représentation génère des mouvements contraires, une vibration et une forme de toxicité en adéquation avec l’univers post-humain qu’il s’acharne à dépeindre.
Julie Crenn
Vue d’exposition, Fritz Bornstück. Sleepwalking, Galerie Maïa Muller – 2024
Fritz BORNSTÜCK, Freischwinger, 2022, Huile sur toile, 240 x 220 cm