Vue d’exposition Galerie Maïa Muller – Copyright Rebecca Fanuele
Vue d’exposition Galerie Maïa Muller – Copyright Rebecca Fanuele
Voici bien des années, des photographies ornaient le foyer des cinémas pendant la période de présentation d’un film ; destinées à attirer le regard du passant et à éveiller le désir d’entrer dans la salle et d’y regarder le film au nom évocateur : Gorky Park, The Great Jewel Robber, Junior Miss ou autre Summer and Smoke, elles étaient régulièrement remplacées par d’autres très semblables aux premières. Le décor, les éclairages, le cadrage de la prise de vue, la position des acteurs, tout évoque dans une image l’atmosphère du film et l’histoire proposée et, si elles ont aujourd’hui le parfum d’un temps désuet, c’est que les acteurs aussi bien que les décors rappellent un cinéma lointain.
Quelques photographies montrent des plans larges, des scènes durant lesquelles on voit de nombreuses personnes réunies ; dans d’autres, seul un couple se trouve à l’avant-plan. Face à face, un homme et une femme proches l’un de l’autre, se regardent, figés dans l’instant qui se situe juste avant qu’ils ne se serrent dans les bras, avant qu’ils ne s’embrassent.
Le promeneur du foyer n’a d’autre solution que de compléter mentalement la scène arrêtée et de se projeter dans l’histoire suggérée par les images alignées.
John Stezaker sort de l’anonymat ou de l’oubli ces portraits d’hommes et de femmes qui faisaient vivre des histoires.
Sur une première photographie, il pratique une découpe et ôte le couple à l’avant-plan d’une de ces photographies
de « foyer », laissant sur le papier une trace vide. Et ce vide, qui enlève les héros du film, rend la photographie
ouverte à tous les regards car, autour de cette découpe pratiquée dans l’image, l’environnement dans lequel
évoluaient les acteurs apparait encore et on peut aisément reconnaître les lieux : un jardin, un vestiaire, un intérieur cossu ou un mur pâlement éclairé …
L’absence des silhouettes crée une interrogation d’autant plus troublante que les acteurs et actrices – beaux, jeunes, amoureux – disparus du champ de vision existent dorénavant dans l’imaginaire du regardeur. C’est à lui de peindre mentalement leurs traits, de donner au couple évaporé, un visage et des vêtements qu’il suppose être élégants, un maintien de bonne allure, une coiffure apprêtée ou un chapeau, une façon de se regarder signifiant l’amour ou la haine, le respect ou l’indifférence, la colère ou la joie.
Ceci est d’autant plus vrai qu’il s’agit – rappelons-le – d’images éphémères, fabriquées dans un but précis, conçues pour attirer le passant disponible évoqué plus haut mais qui hésite et tergiverse, enclin à préférer ceci ou cela suivant une humeur passagère, qui prend le temps de scruter les photographies les unes après les autres et d’y introduire un désir ou une intention secrète à partir d’un détail auquel il s’accroche. Ses yeux qui saisissent un objet l’invitent à rêver d’une fiction connue de lui seul.
John Stezaker ajoute une autre photographie à l’arrière-plan de la première qui fut détourée ; une autre scène dont on ignore si elle appartient au même film ou pas, qui remplit le vide des silhouettes et déborde du cadre : un restaurant, une assemblée, un salon comprenant des personnages occupés à diverses tâches, semblant converser, étrangers à la situation de l’avant-plan.
Voilà le regardeur à présent face à une image complexe devenue brusquement étrange, apparemment vidée de ses repères mais chargée d’autres indices. Sans points communs apparents, les deux scènes superposées n’en lient pas moins des relations, des liens d’une parenté que notre imagination interprète et amplifie pour en faire un récit qui additionne des éléments hétéroclites.
Les personnages de ces collages ne sont pas à la même échelle et pas dans la même situation, comme dans les contes, où des géants apparaissent et disparaissent soudain, se volatilisent et partent on ne sait où, dans un monde étranger et côtoient des êtres minuscules.
Ou encore, comme naguère, dans les salles de cinéma on regardait les acteurs évoluer dans un paysage, une scène d’intérieur, un mobilier, qui n’était sans doute qu’un décor fragile ; un de ces décors de carton et de toile, maintenus droit par des poids et des béquilles posées à l’arrière de la structure, changés rapidement suivant les phases successives de l’action.
Dans le mouvement rapide de la pellicule qui traversait la salle, un faisceau lumineux chargé de poussières faisait apparaître ces tableaux factices et les acteurs d’une romance pour des couples se tenant la main, chuchotant et s’enlaçant.
Ainsi, l’ombre du décor devient l’ombre des personnages et on adhère à ce monde fascinant sans désirer faire le tri du vrai et du faux car le monde est également composé d’une addition de réalités diverses.
Ainsi en est-il des collages de John Stezaker dans lesquels les scènes superposées s’additionnent pour n’en former qu’une, mêlant souvenirs et découvertes dans les fenêtres ouvertes sur les « photographies de foyer ».
Laurent Busine
Historien d’art et commissaire d’exposition. Ancien directeur du MAC’S au Grand-Hornu de 2002 à 2016.
Ancien directeur des expositions au Palais des Beaux-Arts de Charleroi de 1983 à 2002. Auteur de nombreuses publications dont la première monographie consacrée à Giuseppe Penone.