« Trouer le paysage et trouver l’espace. »** C’était l’aube, sa demeure n’était qu’une lueur dans la faiblesse du jour, un point blanc sur son papier. Sitôt ces mots écrits, sitôt elle prit le départ. Direction l’Est, l’amitié, les brumes et les montagnes, les vœux et les pierres de cristal. Voyage, voyage comme lorsqu’elle se perd dans son ouvrage : « Dessiner, c’est cathartique. Je disparais et j’y vais. » Où ? Elle improvisa une réponse : « A chaque fois, il y a une idée-fenêtre, un trou dans le mur. »
Elle était déjà loin, à peine sortie de l’École des Beaux-Arts, à peine quitté le centre-ville de Metz et déjà la route perdait la boussole de la réalité. Elle s’allongeait, serpentait, se prolongeait. Plus les kilomètres s’additionnaient plus l’espace intérieur s’étendait. Elle se demanda, comme ça : « Pourquoi les gens restent-ils dans leur maison si elle est hantée ? » Dans le ciel du matin finissant, un fantôme lui répondit, immaculé et flottant comme un nuage. Mais une réponse de fantôme, fallait-il s’y fier ?
Un fantôme, deux fantômes, les nuages l’accompagnaient… Ces fantômes, amis des fantasmes, pouvait-elle leur confier ses interrogations d’enfant, d’artiste, de femme, d’avenir ? Dans ces horizons, immanquablement, elle recroisait tout un peuple de souvenirs, où personne ne respectait son propre ordre d’apparition. « Le jeu de la mémoire me fascine », pensa-t-elle et aussitôt apparut dans son esprit une photographie. Elle la dessinerait à l’encre de tatouage et au pastel volatil, comme d’habitude. En noir et en contrastes, comme toujours. « Je voudrais trouver la profondeur de la surface, chercher la lumière dans le noir. » Elle s’adressait à elle-même des déclarations dans la solitude de la vitesse motorisée se souvenant d’une passion : « Marcher en forêt la nuit, laisser les iris s’adapter à l’obscurité. » Une question d’intensité ? Comme celle des minuscules points blancs surgissant très lumineux des noirs très pigmentés des dessins.
Elle savait d’avance que son dessin serait diffus, qu’il chercherait cet « espace entre-deux, entre l’imaginaire et le réel ». Pourquoi ? La réponse surgit de l’asphalte : « J’ai du mal à montrer précisément les visages, je ne cherche pas à identifier des personnes ou des lieux car cela met une distance. Alors que les effacements sont des surfaces de projection imaginaire. »
Au fur et à mesure de l’éloignement, la légèreté s’affirmait. Elle se mit à fredonner « Voyage, voyage ». Elle pensait à l’image de cette jeune femme, dansant sur une montagne. Elle avait aimé la dessiner. Comme toujours le dessin avait recadré la photo. « Je recadre toujours l’image d’origine, constata-t-elle. Elle impose les dimensions du cadrage. J’ai toujours un cadre dans le cadre. » Une manière de poétiser le réel comme elle aime le faire pour ces anciennes photos minuscules aux bords de dentelles, qui furent portées si longtemps près du cœur, dans une poche, un portefeuille mais près du corps.
Le jour se dissolvait dans les heures et les kilomètres. Il faudrait bientôt faire une halte. Près d’une montagne, elle vit une femme tenant dans ses mains une pierre de quartz blanche, comme le cœur battant d’un fantôme. Elle fut émue aux larmes et se sentit submergée par une émotion. Comme une immense vague d’oxyde de fer mat aux reflets vert et rouge.